V
L’appât

Bolitho ouvrit lentement les yeux en poussant un grognement : il souffrait de tout le corps.

Il fit un énorme effort pour essayer de souvenir de ce qui s’était passé. Sa tête lui faisait de plus en plus mal ; il regarda autour de lui avec le plus grand étonnement.

Il était allongé sur une fourrure devant un feu de bois et portait toujours son uniforme sali qui dégageait de la vapeur comme s’il allait s’enflammer.

Quelqu’un était agenouillé à côté de lui ; il aperçut une jeune fille qui soutenait sa tête bandée.

— Non, ne bougez pas, murmura-t-elle – et elle ajouta par-dessus son épaule : Il est réveillé !

Bolitho connaissait cette voix : il reconnut Sir Henry Vyvyan, penché au-dessus de lui, qui le regardait de son œil unique.

— Réveillé, ma fille, alors qu’il a bien failli nous mourir entre les doigts !

Il appela des domestiques invisibles avant d’ajouter d’une voix douce :

— Que Dieu me damne, mon garçon, mais tu as fait quelque chose d’insensé. Une seconde de plus, et ces forbans t’auraient étripé sur le sable !

Il tendit un gobelet à la jeune fille :

— Fais-lui boire ça.

Bolitho essaya péniblement d’avaler le liquide brûlant.

— Mais qu’est-ce que j’aurais raconté à ta mère, hein ?

— Et les autres, monsieur ?

Bolitho essayait de remettre de l’ordre dans ses pensées. Il se souvenait encore des cris de Trillo, le dernier son qu’il eût entendu sur cette terre.

— Il n’y a eu qu’un mort, répondit Vyvyan en haussant les épaules, un vrai miracle – et, au ton de sa voix, on voyait bien qu’il n’y croyait toujours pas. Une poignée d’hommes contre tous ces misérables !

— Je vous remercie, monsieur, de nous avoir sauvé la vie.

— De rien, mon garçon, répondit-il dans un grand sourire.

Dans la pénombre, sa cicatrice était encore plus saisissante.

— Je suis arrivé avec mes hommes en entendant le son du canon. De toute manière, j’étais déjà dehors. Tu sais, la Marine n’est pas la seule à être au courant de ce qui se passe !

Bolitho se laissa retomber et fixa le plafond. La jeune fille le regardait de ses yeux bleus en fronçant les sourcils d’inquiétude.

Ainsi, Sir Vyvyan savait tout. Hugh aurait dû s’en douter. En tout cas, sans lui, ils seraient tous morts.

— Et le navire, monsieur ?

— Il s’est échoué, mais il est resté entier jusqu’au matin. J’ai envoyé votre bosco s’en occuper – il se frotta vigoureusement le nez. Belle opération de sauvetage, je n’aurais jamais cru ça possible.

La porte s’ouvrit doucement et une voix annonça :

— La plupart ont réussi à s’enfuir, monsieur, mais nous en avons abattu deux, les autres se sont cachés dans les rochers et les grottes. À l’aube, ils seront loin. On en a quand même pris un, ajouta-t-il en ricanant.

Vyvyan paraissait songeur.

— Mais sans ce bateau et tous ces gens à sauver, on aurait pu ramasser toute la troupe – il se frotta pensivement le menton. Quoi qu’il en soit, on va pendre celui-là. Il faut bien montrer à cette vermine que le vieux renard n’est pas mort, hein ?

Et la porte se referma sans bruit.

— Je suis désolé, monsieur, je vois bien que tout cela est ma faute.

— Voyons, tu n’as fait que ton devoir, et tu as agi parfaitement. Il n’y avait pas d’autre solution. Mais crois-moi, je vais dire un mot à ton frère !

Sous l’effet de la chaleur et peut-être de quelque médicament qu’on lui avait administré, Bolitho sombra dans le sommeil. Lorsqu’il se réveilla, on était au matin et la lumière inondait la chambre du manoir.

Il se débarrassa à grand-peine de deux épaisses couvertures, se mit debout en flageolant et alla se regarder clans la glace : il ressemblait plus à un rescapé qu’à un vainqueur.

Vyvyan l’observait depuis la porte.

— Tu es prêt, mon garçon ? Le maître d’hôtel me dit que ton bâtiment est mouillé devant la crique. J’ai été debout toute la nuit, moi aussi, et je sais donc comment tu te sens. Enfin, tu n’as rien de cassé, juste une bosse, ce sera oublié dans quelques jours.

Bolitho enfila son manteau et mit son chapeau. Il remarqua qu’ils avaient été nettoyés. On avait même reprisé une manche, là où une lame avait fait un trou à moins d’un pouce de son bras.

Le temps était froid et clair, la neige fondait, pas l’ombre d’un nuage dans le ciel bleu. Si la nuit avait été aussi claire, le navire aurait vu les dangers, et les contrebandiers seraient venus récupérer leurs marchandises dans la crique.

Si… si… si… De toute manière, il était trop tard.

La voiture de Vyvyan le déposa le long de la route, près de la pointe. À son grand étonnement, il y trouva Dancer qui l’attendait avec quelques marins. Un canot était échoué sur le sable en contrebas.

En plein jour, tout semblait différent. Il s’attendait à voir des cadavres, mais la plage était vide. Un peu plus loin, le Vengeur se balançait doucement sur son mouillage. Dancer se précipita vers lui et lui prit le bras :

— Dick ! Grâce au ciel, tu es sain et sauf ! Tu es dans un état !

— Merci, fit Bolitho, que sourire torturait.

Ils redescendirent ensemble le même sentier escarpé qu’il avait déjà pris. Plusieurs gaillards examinaient les deux lanternes et les armes éparpillées. Douaniers ? Hommes de Vyvyan ? C’était difficile à dire.

— Le capitaine m’a envoyé te prendre.

— Comment est son humeur ?

— Au risque de te surprendre, bonne. Je crois que le navire auquel tu as évité de se jeter sur les récifs y est pour quelque chose. Il s’est échoué à un mille d’ici. Ton frère, comment dire, a « convaincu » l’équipage d’abandonner le navire et il a mis une équipe de prise à bord. Je crois que le patron était tellement content de sauver sa peau qu’il a oublié ces histoires de prime !

Quand ils furent parvenus au canot, Bolitho vit quelques pêcheurs qui rangeaient le mille-pattes dans le coffre avant.

— Nous avons dragué le fond sans rien trouver, lui expliqua Dancer. Ils ont dû venir dans la nuit pendant que les hommes de Vyvyan pourchassaient les naufrageurs.

L’autre canot du Vengeur était le long du bord quand ils rejoignirent leur bâtiment. L’homme qui avait monté la garde avait bien rempli son office. Pauvre Trillo, c’était leur seul mort.

Quand il passa la lisse, il découvrit Hugh qui le regardait, les deux mains sur les hanches, le chapeau toujours aussi crânement planté.

— Tu seras toujours aussi chien fou, toi !

Il le prit par la main et l’entraîna de l’autre bord.

— Jeune idiot, j’étais sûr que tu me désobéirais quand j’ai entendu le coup de canon. Et j’avais une équipe de prise à bord avant qu’ils aient eu le temps de dire ouf – il sourit. Un joli petit brick hollandais qui faisait route sur Cork. De l’alcool et du tabac, ça va aller chercher un bon prix.

— Sir Henry m’a dit que les naufrageurs s’étaient tous échappés, sauf un.

— Naufrageurs, contrebandiers, je crois que ce sont tous les mêmes. Pyke pense qu’il en a blessé quelques-uns à coups de pistolet, et il est donc possible qu’on les retrouve. Jamais un jury de Cornouailles ne condamnerait un contrebandier, mais pour un naufrageur, c’est une autre paire de manches.

Bolitho regarda son frère droit dans les yeux.

— Je suis entièrement responsable de la perte des marchandises de contrebande, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Je n’ai pas balancé entre quelques tonnelets de brandy et des vies humaines.

Hugh hocha gravement du chef.

— Et je le savais. Mais le brandy ? Je ne crois pas. Mes hommes ont trouvé des toiles goudronnées qui masquaient l’entrée de grottes en cherchant des indices. Et il ne s’agissait pas de boisson, mon cher frère : c’était plein de bons mousquets français, si je m’y connais.

— Des mousquets ? fit Bolitho, tout éberlué.

— Eh oui ! À destination de rebelles, Dieu sait où, en Irlande, en Amérique : l’argent ne manque pas pour payer un fournisseur d’armes en ces temps troublés.

Bolitho secouait la tête, l’air désespéré, et le regretta aussitôt :

— Ça me dépasse.

Son frère se frotta les mains.

— Monsieur Dancer ! Transmettez mes compliments au patron et dites-lui d’appareiller. S’il faut utiliser les armes comme appât pour les attirer, alors, nous en avons.

Dancer le regardait, l’air circonspect :

— Et où allons-nous, monsieur ?

— Où ça ? À Falmouth, bien sûr. Je ne vais pas retourner voir l’amiral pour le moment, les choses deviennent intéressantes – il s’arrêta près de la descente. Quant à vous, monsieur Bolitho, allez donc vous laver et enfiler une tenue correcte. À tout prendre, vous avez eu une nuit plus calme que certains autres.

Le Vengeur regagna Falmouth sans encombre. Après avoir mouillé, Hugh se rendit à terre, tandis que Gloag et les aspirants s’occupaient de décharger la cargaison à l’abri des regards trop curieux. Sans compter qu’on avait dû en envoyer pas mal s’informer tout exprès.

Bolitho commençait à voir des contrebandiers derrière chaque tonneau, dans chaque recoin. Les nouvelles du naufrage, la poursuite des supposés naufrageurs par Sir Vyvyan, tout cela avait précédé l’arrivée du Vengeur, et les spéculations allaient bon tram.

Lorsqu’il regagna son bord, le jeune commandant était d’humeur étonnamment bonne. Il les convoqua dans sa chambre.

— Voilà, c’est réglé. J’ai parlé avec un certain nombre de gens en ville. Ce qui va se raconter, c’est que le Vengeur est reparti à la recherche de trafiquants d’armes dans le détroit. De cette façon, les contrebandiers vont penser que nous savons des choses au sujet des mousquets, même s’ils sont persuadés que nous n’en avons pas trouvé un seul.

Il regarda successivement Gloag, son frère, Dancer, pour guetter leur réaction.

— Eh bien, vous ne voyez pas ? C’est un plan pratiquement parfait.

Gloag se frottait le crâne, comme il faisait toujours quand il avait un doute.

— Je comprends bien que personne ne soit au courant d’une autre cargaison, monsieur. Les Français vont recommencer à en envoyer dès qu’ils auront un acquéreur. Mais nous, où est-ce qu’on va en trouver ?

— Nous n’en ferons rien – il eut un large sourire. Nous allons embouquer la rivière de Penzance et y débarquer une cargaison à nous. Là, elle sera embarquée dans des voitures et envoyée à la garnison de Truro. Le gouverneur de Pendennis est d’accord pour nous prêter un lot de mousquets, de la poudre et des balles. Sur le chemin de Truro, quelqu’un essaiera de s’emparer du tout. Quand on sait comment sont les routes, qui pourrait résister à la tentation ?

— Ne serait-il pas plus sage de prévenir l’amiral à Plymouth ?

— Venant de toi, c’est incroyable ! Tu sais très bien ce qui se passerait : ou bien il dirait non, ou il mettrait tant de temps à se décider que tout le pays serait au courant de ce que nous comptons faire. Non, il faut agir le plus vite possible, et bien – léger sourire. Du moins cette fois !

Bolitho baissa la tête pour mieux réfléchir. Une embuscade, la panique quand les agresseurs comprendraient qu’ils étaient tombés dans un piège. Et cette fois, pas moyen de se réfugier dans des grottes.

— J’ai fait passer le message à Truro, reprit Hugh, les dragons doivent être rentrés à l’heure qu’il est. Le colonel est un ami de notre père, et il adore ce genre de chose. Au moins autant que chasser le cochon à l’épieu !

Il y eut un silence, et Bolitho repensa à ce malheureux Trillo. Ils étaient tous là, bien vivants, alors qu’on l’avait enterré et que tout le monde l’avait déjà oublié.

— Je pense que ça peut marcher, monsieur, fit Dancer. Mais ça dépend beaucoup des gens qui pourraient nous attaquer.

— Certes, et de la chance également. De toute manière, nous ne perdons rien en tentant le coup. Si tout cela échoue, nous aurons au moins donné un tel coup de pied dans la fourmilière que des tas de gens viendront nous fournir des tuyaux, uniquement pour le plaisir de se débarrasser de nous !

Une embarcation racla la muraille, et Pyke apparut quelques minutes plus tard.

Il prit un verre de brandy de bon cœur et commença son rapport :

— La prise est entre les mains du percepteur, monsieur. Tout est en ordre.

Jetant un coup d’œil à Bolitho, il ajouta :

— Tiens, à propos, notre indicateur, ce Portlock, on l’a tué. Quelqu’un aura trop parlé.

— Qui désire un autre verre ? proposa Hugh Bolitho.

Son frère lui jeta un regard lourd : Hugh était déjà au courant, il savait depuis le début que cet homme allait mourir.

— Et la fille ? demanda-t-il.

— Envolée. Et c’est bon débarras. Comme je dis toujours, la vermine engendre la vermine.

Son frère avait parlé d’une fourmilière, eh bien, les premiers coups de tisonnier commençaient à faire leur effet.

La cloche tinta sur le pont.

— Je descends à terre, déclara le capitaine, je vais dîner à la maison, Richard – et, interrogeant Dancer du regard : Cela vous ennuierait-il de vous joindre à moi ? Je crois que mon frère fait mieux de rester à bord, notre mère aurait une attaque si elle voyait notre héros dans cet état !

— Non, monsieur, je reste à bord, répondit Dancer en regardant Bolitho.

— Parfait. Et ouvrez l’œil, les langues vont s’agiter dans les tavernes, ce soir.

Il monta sur le pont et les aspirants se retrouvèrent seuls.

— Tu aurais dû y aller, Martyn, Nancy aurait été contente.

— Mais non, fit Dancer en souriant tristement, nous avons embarqué ensemble, continuons. Quand je pense à ce qui t’est arrivé la nuit dernière, je me dis que tu as bien besoin d’un garde du corps !

Gloag redescendit après avoir salué le capitaine à la coupée. Il saisit son verre qui, dans sa grosse main, ressemblait plutôt à un dé à coudre.

— Il y a une chose que j’aimerais bien savoir, fit-il d’un air sombre, c’est ce qui va se passer s’ils apprennent ce que nous manigançons, ou s’il y a des oreilles qui traînent ici même.

C’est Dancer qui répondit :

— Dans ce cas, monsieur Gloag, j’ai bien peur qu’on ne nous demande quelques explications sur la perte d’armes et de poudre qui appartiennent au gouvernement, et que nous n’ayons beaucoup de mal à les fournir.

Gloag hocha pensivement la tête, l’air accablé.

— C’est bien mon avis – il avala une gorgée et s’humecta les lèvres. Ça risque de faire du vilain.

Qu’en penserait l’amiral, à Plymouth, se demandait Bolitho, ou le capitaine de la Gorgone ?

La carrière des deux frères Bolitho risquait de prendre fin beaucoup plus rapidement que prévu.

 

A rude école
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